Friday, December 4, 2015

Guerre et Guerre, László Krasznahorkai

László Krasznahorkai, Guerre et Guerre, Actes Sud, édition de 2015 [352 p.]


Maintenant peu m'importe de mourir, dit Korim, puis, après un long silence, il désigna une carrière inondée : ce sont des cygnes là-bas ? (p. 9)

J'ai longtemps attendu une révélation littéraire. Celle qui me fait poser le livre sur le chevet avec un grand regret sur le coeur, une fois qu'il fusse achevé. Ce regret c'est de ne pouvoir revivre cette lecture une première fois. C'était une lecture laborieuse, captivante et on entre brutalement dans les profondeurs du mal avec pour compagnon un homme mystique. Non, il ne s'agit pas d'une lecture pour faire passer le temps. C'est une immersion des plus profondes et troublantes. Parce que le ton de ce roman n'est pas léger, bien au contraire. C'est l'apocalypse de notre monde, où l'Histoire ne fait que répéter.

Korim, un archiviste provincial au fin fond de la Hongrie, se vit un jour illuminé par la découverte d'un mystérieux manuscrit aux archives. Convaincu qu'il devait absolument le transmettre depuis le centre du monde (représenté par New York selon lui), c'est avant tout un roman sur la puissance de la poésie mais aussi de l'infernal tourbillon qui ne fait que régner chez les Hommes. C'est un roman violent ; il n'est pas graphique mais sa suggestion est violente ; Korim est bien passé à côté de la mort sanglante et non pas sereine trop de fois. Mais à chaque fois, tel un Orphée contemporain, il s'en sort, parfois par pitié, par confusion, d'autres fois par lassement et encore une autre fois, par captivation. Mais il n'est pas non plus le poëte artisan (même si l'origine du manuscrit est très peu claire - rien ne nous empêche de croire que tout était de son imagination). Il s'en sort par la force de sa parole, c'est une force verbale, écrasante. Dans son cas, il écrase par la quantité des mots, il ne fait que parler, ses phrases sont interminables. Mais plus on avance dans le récit de ses manuscrits, plus ses paroles sont précises et exactes, et plus on entre dans un coriace chaos. De plus, son comportement marginal a toujours eu un effet sur chaque personne croisée. Le poëte est marginal.
Tel un poëte antique qui ne peut que transmettre oralement des grandes narrations épiques (il est aussi intéressant à noter que Korim n'a jamais montré le manuscrit à qui que ce soit), il charme tout sur son passage et le destin lui avait permis d'aller jusqu'au bout de sa mission.
Sans vouloir trop révéler, au fur et à mesure que Korim se montrait prophète de ce manuscrit, nous entrâmes dans la brutalité de la violence humaine. Il n'y a aucune issue de secours, ne faisait que répéter Korim qui se rendait compte suite à des éclaircissements sur ce texte mystérieux. Cette brutalité est aussi bien la violence physique que morale (représentée par Mastemann face aux quatre êtres purs et innocents qui errent sans jamais pouvoir trouver la paix, comme s'ils étaient coincés dans une boucle infernale) en incluant la perdition de l'homme. Nous voyons l'évolution de Korim, d'abord hanté par le mystère du texte, puis enfin, était parvenu à être plein de sagesse malgré sa folie qui s'alourdit aussi avec le temps. Le texte mais aussi l'environnement et les conséquences - New York le rendait fou, comme Florence l'aurait pu à certains - l'attirait de plus en plus vers une certaine divinité et se voyait porteur d'un message ainsi qu'une mission, pour le monde entier, pour l'humanité entière. C'est un rappel à l'ordre de l'orgueil humain, capable du plus beau par ses constructions (minutieusement décrites dans de longues phrases), par ses créations poëtiques et artistiques. Mais si l'Homme ne se mesure pas (ou ne veut pas se mesurer) à l'ordre divin, alors il ne peut seulement errer de "guerre en  guerre".
Ultimement, c'est une des fins de roman les plus poëtiques, les plus touchantes et les plus puissantes que j'ai pu lire, par la simplicité des hommes qui racontent un épisode au fond complexe, comme s'ils étaient sorti de leur étourdissement, sans savoir comment exactement. La puissance verbale de Korim a frappé et une fois de plus mais de manière définitive, avec une "porte de sortie".
Mais hélas, nos mots ne peuvent plus atteindre l'Homme déjà parti trop loin dans son orgueil et dans sa quête de destruction sans fin.

Le roman est structuré par des sous-chapitres et chacun est une phrase, une longue phrase, rendant la lecture effectivement dense mais ô combien puissante ! Il nous entraîne dans son obsession mystique, tout comme certains de ses auditeurs et l'archiviste nous intrigue de plus en plus, le rendant très attachant malgré son détachement direct avec le monde. Mais il porte en lui encore un certain amour pour l'humanité, en voulant communiquer avec, à travers ce récit.
Le maximalisme de certains passages est d'une finesse rare, bien au-dessus de Pynchon et autres selon moi, et c'est ça que se situe (entre autre) le génie de Krasznahorkai.

Wednesday, November 13, 2013

En défense du papier et du crayon

A l'ère où les e-readers, tablettes et autres outils sophistiqués font partie intégrante de la vie quotidienne, nous ne pouvons nier leur facilité d'utilisation ainsi que leur utilité bien pratique. C'est à tel point qu'il n'est donc pas un paysage inhabituel qu'est celui des individus animés par ces petits objets tactiles et ce, partout. Ces objets ont aussi facilité le travail, croit-on : vérifier ses e-mails quand on veut et où on veut, pouvoir ouvrir des PDF ou bien des tableurs dans les mêmes circonstances aux scénari infinis. Cependant, nous ne pouvons oublier les implications cognitives que les exercices de lecture et d'écriture apportent et je suis bien conscient qu'il y a un véritable rapport entre l'homme et le support d'activité (papier, écran... Avec d'autres facteurs tels que la forme, la luminosité, la prise en main...). Alors, probablement dans un élan  - ou plutôt, une bousculade - optimiste, digne des futuristes des années 1920 éblouis par les résonnances mécano-métalliques, nous voyons partout des articles ou autres mesures pour donner un plus grand accès à ces outils : inclure dans l'éducation (à Los Angeles fut récemment voté un budget pour équiper 30 000 élèves, allant de la maternelle jusqu'au lycée) ou même focaliser toute la productivité dessus (quand des statistiques montrent qu'il n'y a pas de corrélation entre productivité et expansion des smartphones dans la vie journalière)...
The Economist 


Comme le montre le graphique (rien de mieux qu'un graphique pour se faire une idée), en quelques petites années à peine, nous n'avons jamais vu un perçage aussi important des tablettes tactiles (et autres smartphones, comme on ne peut pas le voir). Allons à l'essentiel : c'est l'application qui est au coeur du sujet. A tel point que le marché des jeux sur tablettes et smartphones écrasent avec aisance du marché traditionnel. 
Alors, pour les livres, nous n'en sommes pas encore là puisque le marché est bien plus petit que celui des applications (je parle bien des e-books) mais aux Etats-Unis, les e-books représentent 20% des ventes de livres. Je n'ai pas non plus envie de nier les avantages des e-readers et autres tablettes, qui est la légèreté : quelle réjouissance que de pouvoir transporter des centaines de livres de plusieurs centaines de pages en ne dépassant pas quelques centaines de grammes (mais seulement si la France voudrait bien se débarasser de la loi sur le tarif unique). Mais l'inclure dans l'apprentissage ? 

Pour un objet déjà facile à prendre en main, je ne pense pas qu'il y aurait un quelconque retard pour tout enfant qui n'avait pas l'occasion de le découvrir.
Commençons par la lecture. Le rapport entre l'homme et le support a un impact et cela est indéniable. J'avais longtemps disserté sur l'influence du lieu sur l'oeuvre (et inversement, même si c'est beaucoup moins passionnant), notamment avec la "sacralisation" de l'oeuvre faite par l'espace. Un espace épuré, immaculé, pourrait sacraliser n'importe quoi (nous ne revenons pas au débat de ce qu'est l'art, mais considérons que l'espace influence notre réception de l'oeuvre). L'espace, c'est alors ce qui se met entre l'homme et l'oeuvre. Le White Cube, théorisé par Brian O'Doherty en 1976, est ce qu'il y a de plus "pur", mettant en relation de façon directe l'homme et l'oeuvre et c'est aussi ce que préconisent les modernistes d'après-guerre pour une meilleure appréciation de l'art qui se doit être autonome et n'exister que pour soi. Certains iraient même dire que l'art, à travers ses jeux de couleurs et autres effets brossés, est au plus près des perceptions (Merleau-Ponty, L'Oeil et l'Esprit, 1960) et donc on peut déduire qu'aucune barrière ne doit corrompre cette perception. Inutile de préciser que c'est bien sûr cette mode d'exposition qui domine largement le paysage muséologique actuel.

Le musée Condé présente une muséographie typique du XIXème siècle. La réception du spectateur face à chaque oeuvre est perturbée par l'environnement (espace, couleurs, luminosité). Nous retenons bien moins facilement les informations dans un tel environnement.
Urs Fischer - You (2010) Ici, nous avons un cas extrême post-moderniste. Utilisant le White Cube, recommandation moderniste, l'artiste Urs Fischer joue avec les lieux : le trou creusé dans une galerie new-yorkaise est ainsi sacralisé par le lieu complètement clos et épuré. Le support et son environnement est donc extrêmement important à la réception de l'oeuvre mais aussi à l'attention qu'on lui accorde. Ainsi, l'information est certainement enregistrée.

Alors, une lecture sur papier ou écran a bel et bien un impact sur la retention des informations mais aussi sur la perception (sans parler même de la réception). Puisque tout est (presque) lié, des études montrent donc que la lecture derrière un écran distrait de façon considérable puisqu'on retient bien moins. Cette distraction peut être liée à la fatigue (et cela est plus particulièrement vrai pour les tablettes tactiles retroéclairées) et des conclusions montrent que les étudiants sont moins enclins à être sérieux quand ils lisent derrière un écran, c'est à dire, relire des passages difficiles ou prendre des notes.
Cependant, je laisse aux autres de faire part de leur créativité en sachant exploiter ces nouveaux supports. Il y a effectivement des articles très réussis qui exploitent entièrement tout ce que les tablettes et autres objets similaires avaient à offrir. Mais dans le cas d'un texte typique, la navigation reste pénible et influence énormément sur la mémoire.
Un bébé attrape tout sans savoir ce qu'adviendra de l'objet. Donnez-lui un livre, il fera le même mouvement digital que ce qu'un adulte ferait avec un iPad pour passer à la page suivante. Sans pour autant être un psychologue, ce que je craindrais, c'est justement la difficulté de s'adapter. La diversité des connaissances et des situations est toujours bonne, empiriquement. Être exposé à une langue complètement différente à un très jeune âge a prouvé qu'on sera mieux adapté et préparé à l'apprentissage de ces langues plus tard, comme le démontre cette superbe vidéo. Alors je dirais de même pour la diversité des outils : le papier, le bois, les tissus, les objets électroniques tactiles et non-tactiles... Se focaliser entièrement sur un type d'objet qui fait à peu près tout en étant tactile n'est donc pas avantageux pour le développement cognitif des enfants. Voir un enfant essayer de glisser ses doigts sur l'écran d'un portable non-tactile est amusant, mais cela l'est moins s'il n'essaye pas de s'adapter en investigant d'abord le type d'objet. L'intuition est avant tout de nature empirique.
En restant sur la lecture, des études ont aussi montré que la lecture d'un texte prend aussi compte les sens de l'orientation et si on va jusqu'au bout, la mémoire spatiale. En tenant un livre, on peut retenir les passages et parfois même des mots très précis, géographiquement, c'est à dire, où dans le livre physique. En lisant, on se fait une cartographie du texte, même si la narration ne suit pas une chronologie linéaire. Ce qui est moins le cas sur écran et pour ça, le psychomoteur y est pour quelque chose. Mais allons plus loins, puisque la lecture n'est pas le seul enjeu de tout ceci.

L'autre impact négatif sur une éducation trop focalisée sur la tablette (et on peut aussi dire sur l'ordinateur, cette fois-ci mais l'ordinateur n'affecte pas trop de la même manière que ces petits objets),  c'est évidemment, l'écriture. Nous n'avons pas attendu l'apparition de ces outils pour voir des écritures bien laides ou illisibles manquant de finesse, puisque l'écriture nécessite un apprentissage plutôt précis, mais avec moins d'entraînement à l'écriture, les difficultésde lecture peuvent croître.
Nous avons une mémoire du mouvement et nos cerveaux "imitent" les mouvements nécessaires pour écrire les mots représentés. Ecrire en cursif c'est important dans la mesure où ça permet de lire (voire déciphérer dans certains cas) plus facilement les autres écritures cursives. Tout cela participe donc au développement cognitif et commencer par le très jeune âge à une production scripturale est bénéfique : lire, c'est aussi imiter à écrire. Il existe une tendance naturelle chez l'homme à avoir du plaisir en apprenant et en imiter ; imiter c'est apprendre (De la poétique, Aristote). Les formes schématiques permettentde donner une compréhension globale, une vue d'ensemble, puisqu'on apprend à travers la schématisation des choses, à travers l'abstraction. Ainsi, les images nous aident à remémorer, à imiter le geste à nouveau. C'est aussi comme cela qu'on absorbe l'orthographe, qui est vraiment acquise chez les plus attentifs de la lecture. Le mimesis est non d'homme mais de l'action et c'est pour cela qu'il est nécessaire de préserver l'écriture en priorité, plutôt que de s'adapter aux nouvelles technologies trop vite.
Oui, apprendre à utiliser un ordinateur de façon efficiente et productive, c'est important, puisque l'informatique est nécessaire à l'entreprise actuelle mais cela peut attendre quand les enfants auront à peu près fait le tour de toutes les possibilités cognitives. Mais la tablette et autres n'ont pas montré une quelconque productivité significative ces dernières années et au lieu de faire un basculement violent de tous les principes observés pendant (à peu près ; restons dans la sphère occidentale) trois mille ans de civilisation vers des situations totalement nouvelles ne répondant à aucune logique vécue dans le passé, laissons les enfants s'accaparer de ces outils au bon moment, plutôt que de les "préparer" inutilement. Un basculement trop violent peut avoir des conséquences trop violentes qui peuvent modifier les perceptions des petits d'une façon incontrollable ; à chaque nouveau médium, la perception se modifie considérablement ; n'a-t-on donc pas une réaction différente face à une photographie d'une oeuvre d'art par rapport à l'oeuvre originale dans son format original (L'oeuvre d'art à l'époque de sa reproductibilité technique, Walter Benjamin, 1939) ? Justement, avec ces capacités entraînées par la grande diversité des situations, ils sauront s'adapter plus efficacement.

Ne laissons pas le papier et le crayon devenir des skeuomorphes de demain.

(Et je sais bien que c'est le comble de lire cet article dans un template si désordonné. Ah well.)