Maintenant peu m'importe de mourir, dit Korim, puis, après un long silence, il désigna une carrière inondée : ce sont des cygnes là-bas ? (p. 9)
J'ai longtemps attendu une révélation littéraire. Celle qui me fait poser le livre sur le chevet avec un grand regret sur le coeur, une fois qu'il fusse achevé. Ce regret c'est de ne pouvoir revivre cette lecture une première fois. C'était une lecture laborieuse, captivante et on entre brutalement dans les profondeurs du mal avec pour compagnon un homme mystique. Non, il ne s'agit pas d'une lecture pour faire passer le temps. C'est une immersion des plus profondes et troublantes. Parce que le ton de ce roman n'est pas léger, bien au contraire. C'est l'apocalypse de notre monde, où l'Histoire ne fait que répéter.
Korim, un archiviste provincial au fin fond de la Hongrie, se vit un jour illuminé par la découverte d'un mystérieux manuscrit aux archives. Convaincu qu'il devait absolument le transmettre depuis le centre du monde (représenté par New York selon lui), c'est avant tout un roman sur la puissance de la poésie mais aussi de l'infernal tourbillon qui ne fait que régner chez les Hommes. C'est un roman violent ; il n'est pas graphique mais sa suggestion est violente ; Korim est bien passé à côté de la mort sanglante et non pas sereine trop de fois. Mais à chaque fois, tel un Orphée contemporain, il s'en sort, parfois par pitié, par confusion, d'autres fois par lassement et encore une autre fois, par captivation. Mais il n'est pas non plus le poëte artisan (même si l'origine du manuscrit est très peu claire - rien ne nous empêche de croire que tout était de son imagination). Il s'en sort par la force de sa parole, c'est une force verbale, écrasante. Dans son cas, il écrase par la quantité des mots, il ne fait que parler, ses phrases sont interminables. Mais plus on avance dans le récit de ses manuscrits, plus ses paroles sont précises et exactes, et plus on entre dans un coriace chaos. De plus, son comportement marginal a toujours eu un effet sur chaque personne croisée. Le poëte est marginal.
Tel un poëte antique qui ne peut que transmettre oralement des grandes narrations épiques (il est aussi intéressant à noter que Korim n'a jamais montré le manuscrit à qui que ce soit), il charme tout sur son passage et le destin lui avait permis d'aller jusqu'au bout de sa mission.
Sans vouloir trop révéler, au fur et à mesure que Korim se montrait prophète de ce manuscrit, nous entrâmes dans la brutalité de la violence humaine. Il n'y a aucune issue de secours, ne faisait que répéter Korim qui se rendait compte suite à des éclaircissements sur ce texte mystérieux. Cette brutalité est aussi bien la violence physique que morale (représentée par Mastemann face aux quatre êtres purs et innocents qui errent sans jamais pouvoir trouver la paix, comme s'ils étaient coincés dans une boucle infernale) en incluant la perdition de l'homme. Nous voyons l'évolution de Korim, d'abord hanté par le mystère du texte, puis enfin, était parvenu à être plein de sagesse malgré sa folie qui s'alourdit aussi avec le temps. Le texte mais aussi l'environnement et les conséquences - New York le rendait fou, comme Florence l'aurait pu à certains - l'attirait de plus en plus vers une certaine divinité et se voyait porteur d'un message ainsi qu'une mission, pour le monde entier, pour l'humanité entière. C'est un rappel à l'ordre de l'orgueil humain, capable du plus beau par ses constructions (minutieusement décrites dans de longues phrases), par ses créations poëtiques et artistiques. Mais si l'Homme ne se mesure pas (ou ne veut pas se mesurer) à l'ordre divin, alors il ne peut seulement errer de "guerre en guerre".
Ultimement, c'est une des fins de roman les plus poëtiques, les plus touchantes et les plus puissantes que j'ai pu lire, par la simplicité des hommes qui racontent un épisode au fond complexe, comme s'ils étaient sorti de leur étourdissement, sans savoir comment exactement. La puissance verbale de Korim a frappé et une fois de plus mais de manière définitive, avec une "porte de sortie".
Mais hélas, nos mots ne peuvent plus atteindre l'Homme déjà parti trop loin dans son orgueil et dans sa quête de destruction sans fin.
Le roman est structuré par des sous-chapitres et chacun est une phrase, une longue phrase, rendant la lecture effectivement dense mais ô combien puissante ! Il nous entraîne dans son obsession mystique, tout comme certains de ses auditeurs et l'archiviste nous intrigue de plus en plus, le rendant très attachant malgré son détachement direct avec le monde. Mais il porte en lui encore un certain amour pour l'humanité, en voulant communiquer avec, à travers ce récit.
Le maximalisme de certains passages est d'une finesse rare, bien au-dessus de Pynchon et autres selon moi, et c'est ça que se situe (entre autre) le génie de Krasznahorkai.